Le premier voyage

Les engrais verts à Taïwan
28/11/2019

C’est dans la fraîcheur et le vent de cette fin novembre que j’enfourche enfin mon vélo (gracieusement prêté par un fermier du comté de Hsinchu) pour effectuer le premier des voyages de mon périple.

Mon destrier, paré au voyage.

Cette première étape me fera traverser les 40 kilomètres entre les agglomérations densément peuplées de Hsinchu et de Taoyuan, afin d’atteindre Chungli. Mon chemin passe par une des dernières zones agricoles importantes du nord de Taïwan.

Vue au loin d’une partie de la ville de Chungli, en plein développement autour de la station de train à grande vitesse. Au premier plan, une mosaïque de rizières et de friches agricoles.

À cette période, les rizières ont pour la plupart été récoltées et ne sont plus irriguées, mais pourtant je n’aperçois que rarement des champs vides. En effet les différents bureaux agricoles conseillent de plus en plus l’emploi des engrais verts. Mais qu’est-ce qu’un engrais vert ? Il s’agit d’une plante que l’on va semer et se laisser développer, pour finir par ne pas la récolter… Quel gâchis me diriez-vous ! Cette pratique est toutefois assez courante et bien acceptée à Taïwan, en tous cas dans les rizières. En effet l’hiver est trop frais (dans le nord de l’île) ou trop sec (dans le sud) pour cultiver du riz. Certains fermiers profitent de ce laps de temps pour cultiver d’autres cultures alimentaires adaptées à la saison, tels que les choux, pommes de terre, ou même des fleurs ornementales. Mais pour la plupart des riziculteurs, il est assez difficile de diversifier la production, ainsi les engrais verts ne rentrent pas en concurrence avec des cultures économiques.

Plantation de pommes de terres (Solanum tuberosum) mi-novembre dans une ancienne rizière.

Les intérêts agronomiques des engrais verts proviennent du fait qu’ils ne laissent pas le sol nu, or “Sol nu, sol foutu !” comme l’explique l’agronome français Konrad Schreiber. En effet, la présence d’un couvert végétal permet :

  • De capter la lumière du soleil et par la photosynthèse stocker du carbone dans la biomasse du couvert.
  • De participer au cycle des nutriments, absorbant l’azote qui aurait sinon été lessivé par les pluies et serait allé polluer cours et nappes d’eau. L’ensemble des nutriments nécessaires à la croissance d’une plante sont également recyclés, puisqu’absorbés par l’engrais vert en croissance.
  • De favoriser l’activité biologique du sol, en apportant le “gîte et le couvert”, c’est-à-dire un habitat et de la nourriture, par la déposition de litière en surface (tiges, feuilles), et via les racines( 1). Cela s’accompagne également d’une augmentation de la teneur en matière organique (MO) du sol, et de sa porosité (meilleure structure). Tous ces facteurs sont nécessaires à une bonne santé du sol.
  • De favoriser la biodiversité par rapport à un champ nu, encore une fois en apportant le “gîte et le couvert”. On peut par exemple penser aux nombreux insectes polinisateurs qui viennent se nourrir de nectar et pollen lors de la floraison de l’engrais vert.
  • De contrôler la présence des adventices( 2), en entrant en compétition indirecte (place, lumière, eau, nutriments) et/ou directe (sécrétion de substances allélopathiques( 3) ) avec celles-ci.

Les plantes utilisables en engrais verts sont innombrables, beaucoup d’adventices peuvent également être utilisées de la sorte. Toutefois le choix va être dirigé par de nombreux facteurs : climat, saison, type de sol, cultures précédant et suivant l’engrais vert, temps disponible à la croissance de l’engrais vert, prix et disponibilité des semences, facilité de destruction…
Par exemple, les plantes de la famille des Fabacées (appelées anciennement légumineuses) sont capables de fixer l’azote de l’atmosphère grâce à une symbiose avec des bactéries au niveaux leurs racines. Ainsi les utiliser comme engrais vert va permettre d’augmenter la teneur en azote du sol, ce qui est utile avant des cultures gourmandes, surtout en agriculture biologique où l’on n’a pas accès aux engrais chimiques.

L’engrais vert doit ensuite être détruit pour laisser la place à la culture suivante. Dans ce but, on va, selon les cas, écraser (avec un rouleau cranté), broyer, enfouir directement, ou utiliser un herbicide.
À Taïwan, les riziculteurs préfèrent généralement un engrais vert à développement assez faible qu’ils peuvent ainsi directement enfouir. Ils le font lorsque les plantes sont encore relativement vertes et riches en azote, afin que leur décomposition soit rapide, pour pouvoir ensuite commencer tout le travail nécessaire à la mise en place de la rizière (ce que l’on verra dans un article futur).
Cette manière d’utiliser les engrais verts fait que l’on va perdre certains des avantages cités précédemment. Par exemple, enfouir un engrais vert jeune ne va augmenter la teneur en matière organique que très temporairement, car elle sera vite dégradée. Ensuite l’intense travail du sol suivi de son inondation, nécessaire à l’établissement d’une rizière traditionnelle, annule tous les bénéfices apportés à la structure du sol et en partie à son activité biologique.

Les deux principales espèces utilisées comme engrais vert dans les rizières que j’ai croisé en chemin sont :

  • le Cosmos des jardins, Cosmos bipinnatus, astéracée ornementale et mellifère, courante dans les jardins mais rarement utilisée en tant qu’engrais vert en France,
  • le Crotalaire, Crotalaria juncea, fabacée tropicale à la croissance rapide mais au développement restreint si semée pendant “l’hiver” taïwanais.

  • Cosmos bipinnatus
    Crotalaria juncea

    Sont également couramment utilisés à Taïwan différentes espèces de moutarde (souvent la moutarde brune Brassica juncea, très efficace pour piéger les nitrates), le tournesol Helianthus annuus, le Sesbania Sesbania cannabina (une légumineuse se comportant un peu comme le crotalaire)…

    Les engrais verts sont souvent cultivés de manière monospécifique pour simplifier la tâche, toutefois il est possible de mélanger et diversifier à l’infini les plantes afin d’amplifier les bénéfices, comme on le voit souvent chez les pratiquants de l’agriculture de conservation, agriculture régénérative et permaculture. Mais il s’agit d’un vaste sujet méritant son propre futur article !

    Peu importe le climat, les engrais verts sont des outils intéressants pour conserver un sol en bonne santé, et bien que pouvant être complexes à utiliser dans certaines situations, devraient être considérés par tous les agriculteurs et agricultrices.

    À bientôt pour plus d’agroécologie !

    Champ de cosmos
    Champ de crotalaire


    Notes :

    (1) Par rhizodéposition, c’est-à-dire dépôts dans le sol des poils absorbants et radicelles qui meurent au fur et à mesure de la croissance de la plante, et par les exsudats racinaires, des molécules (principalement des polysaccharides) sécrétés par l’extrémité des racines, ayant divers rôles. (retour au texte)

    (2) Nom scientifique donné aux plantes communément nommées “mauvaises herbes”, mais sans jugement de valeur. Les plantes adventices poussent juste “en plus” des plantes cultivées. (retour au texte)

    (3) Les composés allélopathiques sont des molécules qui influent, généralement de manière négative, sur la germination, la croissance et la survie des plantes autres que celle qui les a produite. (retour au texte)

    Auteur/autrice : Yali

    Je suis Alex, ingénieur agronome diplômé d'AgroParisTech, ayant fait une partie de mes études à Taïwan. Passionné de jardinage, d'agriculture, de botanique, d'insectes et autres bestioles, j'ai créé ce site afin de partager expériences, réflexions, innovations, actualités et études sur l'agriculture, sous le prisme de l'agro-écologie.

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